Comment l'Histoire a amené les salariés à travailler dans des bureaux

Publié dans Le book club du taf

06 mai 2019

10min

Comment l'Histoire a amené les salariés à travailler dans des bureaux
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Notre épisode 9 est dédié à l’histoire « secrète » du bureau. Cubed retrace l’évolution de notre espace de travail moderne et fournit une analyse passionnante du monde des employés ainsi que de la manière dont il a été créé. Au XXe siècle, la transformation de l’espace de travail et l’essor des employés ont constitué une révolution au même titre que l’invention du travail industriel pendant la révolution industrielle. Il a transformé la vie urbaine, le paysage, la culture et la vie sociale : le travail de bureau est devenu la norme et il a progressivement remplacé le travail en usine dans nos réflexions autour du travail et de l’identité.

Nikil Saval est un écrivain et journaliste américain, co-éditeur du n+1 magazine. Son seul livre (jusqu’à présent), Cubed: A Secret History of the Workplace, a été publié en 2014 et il a été acclamé par la critique pour la profondeur et la richesse de son analyse. Le livre offre une vue d’ensemble sur notre espace de travail moderne ainsi que toutes les controverses qui l’entourent. Il peut aider les professionnels des RH à comprendre la signification du design et de l’espace de travail et à adopter un nouveau point de vue sur les questions habituelles concernant la manière dont l’organisation du bureau influe sur le travail et les performances.

« L’origine du bureau demeure un mystère, trop banal peut-être pour être jugé digne d’une enquête sérieuse ».

« La transposition du modèle de l’usine au bureau a transformé le travail des cols blancs en un travail anesthésiant et répétitif ».

« Les êtres humains n’ont pas été conçus pour s’asseoir dans de petites cabines à regarder des écrans d’ordinateur toute la journée » (extrait d’Office Space) – Nikil Saval dans Cubed.

Avant le bureau : l’employé

Bien sûr, le « bureau » a débuté avec la paperasse elle-même. Dans les temps anciens, la paperasse était réservée aux monastères et aux bibliothèques – ce travail était effectué par les intellectuels. La famille des Médicis, tout comme quelques autres familles nobles, disposait de son propre bureau de comptes. Mais dans l’ensemble, le bureau en tant que lieu de travail était à la fois magnifique et rare.

L’histoire de notre bureau moderne a commencé un peu plus tard, avec les « maisons de comptes » britanniques du XIXe siècle, où les entreprises effectuaient leurs opérations comptables. Les employés qui travaillaient dans les chambres de comptes – l’expression « col blanc » n’existait pas encore – constituaient une classe d’ouvriers plutôt invisible (et rare). Ils étaient rarement représentés dans la littérature : leurs corps inutilisés, « au dos tassé du fait d’une mauvaise posture et aux doigts calleux à force d’écrire », n’en ont pas fait des personnages souhaitables. Leurs vies ont été jugées indignes de commentaires et leur travail trop terne pour être raconté.

Les employés sont devenus plus visibles avec l’accélération de l’industrialisation en Grande-Bretagne et en Amérique, puisqu’elle a été à l’origine d’une croissance de la paperasse administrative. Ils ont alors acquis un nouveau sens du pouvoir et se sont sentis moins isolés. En 1880, 5 % du nombre total des employés aux États-Unis occupaient des professions de bureau. Dans les villes, les employés représentaient une population en croissance rapide. Mais rien dans leur travail n’était compatible avec la culture américaine du travail. Contrairement aux agriculteurs et aux ouvriers d’usine, les employés ne produisaient rien. On pourrait affirmer qu’ils ne faisaient que reproduire des choses.

Ainsi, contrairement aux ouvriers d’usine qui disposaient d’une conscience de classe et d’une représentation politique, les employés n’avaient rien à quoi s’identifier. Ils n’étaient pas ouvriers d’usine (cols bleus) et ils se sentaient plus proches du pouvoir. Ce qui distinguait l’employé, c’était son col : blanchi et rigide, le col blanc était détachable, mais il restait un marqueur de statut. De plus en plus de gens avaient cessé de travailler avec leurs mains pour travailler à présent avec leur tête. Ces nouveaux travailleurs seraient qualifiés de « cols blancs » par opposition aux « cols bleus ».

Comment le bureau moderne est-il né

Entre 1860 et 1920, les affaires sont devenues de grosses affaires et on a observé une explosion du nombre de postes dans les bureaux. D’énormes empires comme General Electric et American Tobacco étendirent leur portée sur un marché national de plus en plus important. Grâce aux nouveaux chemins de fer unifiant le pays, l’ensemble des États-Unis leur est devenu accessible – il leur fallait à présent l’aide de nouvelles armées de cols blancs pour gérer leurs opérations. En d’autres termes, la nouvelle géographie a été accompagnée de nouveaux marchés ainsi que de nouvelles organisations pour les servir.

Selon l’analyse de l’historien des affaires Alfred Chandler, les chemins de fer ont précipité la plupart des changements survenus dans les entreprises. Il fallait plus de managers pour coordonner les réseaux d’opérations et les activités de contrôle de plus en plus vastes au sein de ces différentes unités. Une nouvelle strate de managers a commencé à occuper l’« espace intermédiaire » entre les travailleurs et les cadres supérieurs. La fiction juridique de la « société » a parachevé ce changement en séparant la propriété d’une société de sa gestion.

Le changement au sein de l’environnement de travail reflète un changement au sein du travail lui-même. L’administration et la bureaucratie ont pris le contrôle du monde des affaires. Grâce à l’âge de l’acier, nombre de nouveaux gratte-ciels ont été construits dans le centre-ville de toutes les villes principales des États-Unis afin d’abriter les nouveaux bureaux. En 1860, les structures en fer permettaient de construire des bâtiments plus hauts ; les nouveaux ascenseurs facilitant la montée aux étages. Le classeur vertical (également en acier) a été inventé pour stocker des masses de documents en papier en expansion perpétuelle, un véritable reflet de ces bâtiments. Le bureau est alors devenu vertical.

Paradoxalement, tous les éléments qui promettaient d’« économiser du travail » ont été à l’origine de nouveaux besoins et ils ont donné naissance à un tout nouveau secteur… composé de davantage d’employés de bureau. Ces changements rapides avaient produit un important chaos. Il était souvent difficile de savoir qui était censé prendre une décision donnée. Les organisations avaient besoin de la gestion pour devenir une science.

Comment l’espace de bureau en est venu à être organisé comme une usine

En 1898, la Bethlehem Iron Company (producteur sidérurgique) a embauché Frederick Taylor comme consultant. Formé en tant qu’ingénieur mécanique, Taylor serait obsédé par l’efficacité toute sa vie.

« Tout au long de sa vie, il a montré une obsession pour les mesures, s’assurant que chaque activité physique était réalisée avec la plus grande efficacité possible ».

Il a cherché à trouver la clé de l’efficacité, dont il a déterminé qu’elle consistait à éloigner les connaissances des travailleurs et à mettre en place ces connaissances au sein d’une catégorie distincte d’employés de bureau.

On pourrait dire que Taylor est à l’origine d’un tout nouveau secteur de cartographie des processus et de recherche d’efficacité. Les experts nouvellement engagés ont commencé à chronométrer chaque mouvement des travailleurs avec un chronomètre. Dès lors, tout devait être mesuré et enregistré, ce qui impliquait beaucoup plus de paperasserie et d’employés de bureau. Ainsi, le taylorisme impliquait de profonds changements dans la nature du travail lui-même : le système venait en premier et il devait être imposé par la direction. Ce sont les consultants qui les aideraient d’abord à mettre ce système en place. C’est également à ce moment-là que les « ressources humaines » sont devenues un département professionnel.

« En séparant les connaissances du processus de travail de base, dans l’usine comme au bureau, l’idéologie du taylorisme n’a fait qu’assurer une division négative du lieu de travail, caractérisée par un groupe de cadres devant contrôler la réalisation du travail et par leurs employés chargés d’effectuer ce travail. »

Une nouvelle armée de femmes au bureau

Les femmes ont bientôt commencé à entrer en masse dans le monde du bureau : en 1870, seulement 3 % des employés de bureau étaient des femmes ; en 1920, elles représentaient 50 % de ces effectifs. Cependant, elles ont été privées de tout pouvoir, car leurs positions se limitaient à la sténographie et aux tâches de secrétariat. La machine à écrire Remington est devenue leur principal outil.

Les femmes étaient considérées comme mieux à même de gérer le travail dénué de récompense. Un des disciples de Taylor, Leffingwell, a écrit :

« Une femme doit être préférée au poste de secrétaire (…) car elles ne s’opposent pas aux petites tâches, ni au travail impliquant la manipulation de détails insignifiants, qui agaceraient et irriteraient les jeunes hommes ambitieux ».

En 1926, 88 % de l’ensemble des postes de secrétariat étaient occupés par des femmes. Et 100 % des dactylos, des commis aux dossiers et des standardistes étaient des femmes. Au sein du bureau, une division de classe correspondant à des lignes de genre a fait son apparition.

En dépit de leurs options très limitées et de leur manque de pouvoir, les femmes profitaient malgré tout d’un certain sens de la liberté au bureau, un espace qu’elles ont à leur tour profondément transformé. Il est intéressant de noter que l’entrée des femmes au bureau a coïncidé avec la croissance de la cause du suffrage féminin.

La manière dont le bureau a transformé les horizons

Dans les années 1950, « rien ne signalait le dynamisme des villes américaines plus que leurs horizons ». Ils étaient un symbole de prouesse et d’absence de pitié totalement en désaccord avec l’ennui associé aux travaux exécutés à l’intérieur des gratte-ciels. En revanche, les villes européennes n’ont pas suivi le même schéma de développement, du fait des contraintes liées aux traditions de construction ainsi qu’aux restrictions de hauteur : par exemple, à Londres, la Loi sur la construction de 1894 limite les hauteurs à 30 mètres.

Dans les villes américaines, les gratte-ciels, comblés de bureaux et d’employés de bureau, ont profondément transformé la vie urbaine. Par exemple, le magnifique centre-ville de Chicago, surnommé « la Boucle », est devenu le lieu ultime de consécration du travail des employés de bureau. Certains de ces bâtiments sont devenus de véritables villes miniatures, où la forme suivait systématiquement la fonction. L’uniformisation des bureaux a augmenté parce que l’espace devait être loué facilement. Les spéculateurs immobiliers ont alors imposé leurs règles.

La popularité croissante des sciences du comportement a conduit les gestionnaires à chercher des moyens d’étudier le comportement des employés et à découvrir comment les encourager. Les bureaux ont été jugés comme un moyen efficace. De nombreuses expériences ont été menées. Les architectes ont commencé à concevoir le bureau comme une sorte d’utopie. Le Corbusier, l’architecte le plus influent du XXe siècle, aimait travailler avec Frederick Taylor. Pour lui, de meilleurs bâtiments avaient le pouvoir de prévenir les troubles sociaux.

Comment le bureau est devenu plus horizontal et moins vertical

Un exode corporatif vers la banlieue a commencé au milieu du XXe siècle. La présence de travailleurs syndiqués dans les villes était une source d’inquiétude chez les dirigeants. Les années 1950 ont vu l’apparition de la crainte d’une guerre nucléaire : les quartiers d’affaires étaient perçus comme trop dangereux. De nombreuses entreprises installèrent leur siège social en banlieue : Bell Labs d’AT&T à Murray Hill, New Jersey, en est un exemple célèbre. L’objectif de Bell était de favoriser l’innovation grâce aux « rencontres fortuites » au sein de ses bureaux.

Des designers et des penseurs comme Robert Propst ont commencé à étudier comment « l’homme et son environnement participent à leur adaptation mutuelle » et comment créer un environnement propice à la concentration au travail. « L’ergonomie » a donc été inventée. Alors que le travail de bureau avait jusqu’ici été considéré comme une variété de travail d’usine, Propst a commencé à soutenir que le travail mental était d’une nature tout à fait différente. Il a été découvert que l’effort mental était lié à l’amélioration environnementale des capacités physiques des travailleurs.

Dans les années 1960, la culture plus individualiste a généré d’autres changements, dont certains ont été adoptés dans les entreprises. Lorsque le gourou de la gestion Douglas McGregor a écrit L’aspect humain de l’entreprise en 1960 – l’un des livres de gestion les plus influents des années 1960, il a popularisé l’idée que l’épanouissement individuel devait être encouragé pour que les entreprises puissent créer davantage de valeur. Cette main-d’œuvre plus éduquée de travailleurs du savoir – le terme a été inventé par Peter Drucker – réclamait un autre type d’espace de travail.

L’espace de travail allait se recentrer sur la performance en devenant moins hiérarchique et plus ouvert aux idées des employés. Une nouvelle approche du design des bureaux est venue de l’Allemagne des années 1960, où l’entreprise d’aménagement de l’espace des frères Schnelle a inventé le concept de Bürolandschaft (paysages de bureau). Pour eux, le bureau devait être considéré comme organique, naturel et humain. C’est là que l’open space trouve ses racines. Malheureusement, dans les années qui ont suivi, ces espaces ouverts ont été plus souvent remplis d’abrutissantes cabines standardisées, reflets de la large domination des bureaucraties destructrices d’individualité…

Le postmodernisme au bureau

Avec la fin des années soixante et les années soixante-dix sont venues davantage de critiques des expressions bureaucratiques du « modernisme ». La loi de 1964 sur les Droits civils et la création de la Commission de l’égalité des chances en matière d’emploi ont augmenté la pression pour embaucher une main-d’œuvre plus diversifiée. Le modernisme de Le Corbusier (et ses semblables) a été attaqué pour son utopisme aveugle, son mépris de la réalité et du contexte en faveur de l’ingénierie sociale. Le modernisme était réputé anti-humain. Le moment était venu pour l’arrivée du postmodernisme.

Au cours des années 1980, le chômage, l’incertitude et la concurrence du Japon ont suscité une nouvelle anxiété. Des milliers de cadres intermédiaires pouvaient être licenciés du jour au lendemain dans le but d’alléger les entreprises et de les préparer à la concurrence. Au cours des deux décennies qui ont suivi, les généreuses prestations et les augmentations salariales stables qui avaient défini toute une génération allaient disparaître. Une frénésie de fusions et d’acquisitions et de raids d’entreprises a alors fait la une des journaux. Les employés de bureau ont commencé à se percevoir comme facilement remplaçables. La peur est passée au rang de principe de gestion.

Les plaintes concernant l’environnement de travail sont devenues de plus en plus fréquentes. Les ordinateurs et l’automatisation ont apporté la dépression sur le lieu de travail des employés. L’ennui associé aux emplois répétitifs était de moins en moins accepté par cette main-d’œuvre de plus en plus éduquée. Il fallait au bureau un avenir différent.

Le « bureau du futur » et la fin du bureau

Après la révolution informatique, nombre de chercheurs ont prédit de vastes changements au niveau de la nature du travail de bureau. Les images de bureaux sans papier et sans territoires définis sont devenues courantes. On a même fait valoir que le bureau pourrait devenir entièrement virtuel. À la fin des années 1990, une toute nouvelle utopie du milieu de travail a vu le jour dans la Silicon Valley, où une « aristocratie du talent » était en train de façonner une toute nouvelle culture de travail.

Le culte omniprésent de l’informalité, conjugué à un dévouement au travail à toute heure, a eu un impact important sur les espaces de travail de la Valley. Il s’agissait de l’extension du mode de vie universitaire jusqu’aux premiers balbutiements des start-ups, qui a ensuite été institutionnalisée à mesure de la croissance de ces start-ups. Ce style de vie lié au bureau divertissant est devenu une véritable légende : aucune entreprise ne communiquait plus sur le sujet que Google. Les start-ups transformaient leur lieu de travail en « palais de l’informalité ». Pour mieux attirer les travailleurs du savoir, elles mettaient l’accent sur leur culture d’entreprise et offriraient un milieu de travail polyvalent baigné d’un esprit de buffet à volonté.

Les plans ouverts ont été généralisés afin de soutenir l’idée des rencontres spontanées.

« Dans le boom du point-com, l’idée que deux travailleurs de différents départements ou d’échelons différents de l’échelle puissent se rencontrer par hasard, et, par la simple friction de leur réunion soudaine, générer une flamme d’innovation s’est vue sanctifiée au point de devenir la clé de la culture d’entreprise. »

Pour les gens de la Valley, l’ancienne distinction entre le travail et les loisirs était devenue obsolète. Le bureau devait devenir un foyer.

Mais l’emprise du bureau sur ses travailleurs se dissipe. L’essor du travail indépendant et sous contrat, l’émergence du cloud et la disparition progressive des politiques d’emploi à vie rendent le bureau moins pertinent. Le « bureau virtuel » rêvé par les passionnés de technologie des années 1980 n’était encore qu’un mirage dans les années 1980 et 1990. Maintenant, il s’agit d’une réalité pour un nombre croissant de travailleurs. À mesure que le lieu de travail prend un aspect plus précaire, un nombre croissant d’entreprises devra répondre aux besoins variés des différents types de travailleurs en offrant davantage de flexibilité … mais aussi un plus grand choix en termes de modalités et de lieux de travail des employés.

Illustration : Pablo Grand Mourcel

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