« C’est le métier qui rentre » : comment la culture de l'effort broie les corps

Apr 30, 2024

7 mins

« C’est le métier qui rentre » : comment la culture de l'effort broie les corps
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Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

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Insomnies, tendinites, déformation des membres… Soumis aux cadences de secteurs sous pression, restaurateurs, médecins hospitaliers ou encore artisans accomplissent leur travail au prix de sévères dérèglements physiques. Des stigmates perçus par la profession comme le tribut « naturel » à payer pour que le « métier rentre ».

Redoubler d’efforts, encore et encore. Afin de se hisser à la hauteur des exigences herculéennes du métier qui les passionne, de nombreux employés se plient à des rythmes impossibles - et pas question de se plaindre. Car dans un milieu où le sacrifice de soi à la force insidieuse des fausses évidences, admettre un point de rupture, ce serait avouer qu’on n’est pas « taillé » pour la profession. Alors, coûte que coûte, il faut empiler les heures de travail consécutives, bâcler du revers de main l’éventualité d’un congé maladie, composer avec le déboussolement du cycle du sommeil. Et tant pis pour ces altérations physiques - parfois douloureuses, toujours envahissantes - qui, petit à petit, abîment le corps. Pour Welcome to the Jungle, quatre salariés partagent cette lente usure, précipitée par un métier dont l’extrême pénibilité est souvent banalisée - voire légitimée - aux yeux de la profession, en se drapant des atours de la normalité : « c’est comme ça qu’on fait du bon boulot, et pas autrement ». Récits.

« Frôler la mort à cause d’un rythme de travail abusif m’a fait l’effet d’une red pill : j’ai réalisé que j’étais tombé dans la Matrix du boulot acharné »,

Féline(1), 26 ans, cheffe déco

À un moment, je me suis demandée si on n’était pas tous devenus tarés. En pleine mission de scénographie, j’ai assisté à une surenchère absurde, où des collègues se félicitaient d’avoir enchaîné plusieurs jours sans dormir. Ça m’a paru affligeant - mais est-ce-que je valais mieux ? Moi aussi, je me suis fondue dans le moule du surinvestissement. Dans un secteur qui fonctionne à la « cravache » des deadlines, et où les employés sont pressurisés comme des citrons, on intègre vite qu’il est impératif de faire ses preuves à chaque mission, pour être réemployée - ou simplement gagner le respect des collègues. A fortiori quand on est une femme. Pour lutter contre les stéréotypes sexistes qui supposeraient qu’on soit « moins solides » physiquement, on surcompense. Quitte à aller au-devant de sérieux risques. Pour prouver ma « valeur », j’ai porté des poids lourds sans égard pour mon dos, je suis venue travailler alors que je m’étais brûlé les deux pouces la veille. Blessée à la cheville, j’ai jeté mon attelle devant mes collègues, histoire de montrer la « battante » que j’étais. Mais à quel prix ? Même touchée par une gastro carabinée, je pointais au travail. Mon seul et unique arrêt maladie, je l’ai pris après un accident de voiture qui m’a causé un syndrome de stress post-traumatique. J’avais enchaîné 37h de travail à faire de la manutention, à courir par monts et vaux. Morte de fatigue, je me suis endormie au volant en rentrant à mon domicile, avant de percuter un arbre. J’étais habituée à tourner à la dérision mes soucis de santé. Les douleurs, la tendinite… Après tout, mes collègues y voyaient la preuve d’un authentique « investissement », plutôt qu’une alarme corporelle à prendre au sérieux. Mais cette fois, ça allait trop loin : je me suis promis que je ne me laisserai plus entraîner par la spirale d’un travail acharné.

Mais deux ans après cet évènement me voilà, à nouveau, plongée dans le genre de mission que je m’étais juré d’éviter. Avec du 6h-21h, des impératifs qui réduisent le corps en charpie. Après avoir sorti la tête de l’eau, j’y ai replongé. J’en viens à me dire que l’écosystème de mon milieu se nourrit ainsi, en broyant le corps de ses employés. Une fois mon contrat terminé, je soufflerai un peu en retournant prendre des vacances dans mon Sud natal. Avec, pour objectif : songer à une reconversion moins abusive, plus safe. C’est un devoir que je me dois à moi-même.

« Deux des collègues avec qui j’encaissais des 70h de travail par semaine ont développé des tumeurs au cerveau. Est-ce-que c’est ce qui m’attend aussi ? »,

Sindbad(1), 24 ans, restaurateur

Dès que j’atterris dans une nouvelle cuisine, on me demande si je me drogue. Histoire de savoir comment je vais tenir la cadence - et savoir par quel bout me manager. Dans le milieu, tous les jeunes consomment, alors que les cinquantenaires ont sombré dans l’alcool. Voilà l’une des résultantes de ce marathon non stop qu’est la restauration, et dont j’ai aussi fait les frais. Pendant deux ans, j’ai travaillé 70h par semaine, à concocter des plats, dresser des assiettes… Assez rapidement, j’ai remarqué des saignements de nez. Puis il y a eu les pertes de connaissance en période de repos, les migraines chroniques, l’assèchement drastique de la peau. Sur un plan plus intime, alors que j’ai toujours adoré la sexualité, l’intensité de mes horaires a freiné des quatre fers ma libido. Sans parler des soucis érectiles ! Couplé aux difficultés à trouver du temps disponible - pour elle comme pour mes amis, ou même les tâches administratives, d’ailleurs -, ces problématiques ont mis ma relation en péril.

Voilà six mois que j’ai quitté mon ancienne équipe pour entrer dans un établissements aux horaires plus corrects, dans l’espoir de sauver ma relation avec ma copine. Après toutes ces semaines écoulées, je constate des séquelles : impossible de renouer avec un rythme de sommeil normal, par exemple. Et puis je m’interroge. Deux des collègues avec qui je travaillais autrefois ont développé des tumeurs au cerveau : pourrait-il y avoir un lien avec le rythme auquel nous étions contraints ? Suis-je, moi aussi, condamné ? Malgré ces hantises et la persistance de plusieurs répercussions physiques, ce passage « intensif » demeure l’une des plus précieuses expériences de ma vie. Grâce à l’ambiance familiale, le sentiment du travail bien fait, et la progression en compétences qui m’accompagnaient au quotidien. Ce qui me laisse avec ce paradoxe : la plus belle période de ma vie est aussi celle qui l’a, en partie, détruite. Sans regret ?

« Mes pieds se sont transformés en « patte de poule » qui gonflent à cause de l’humidité, et me lancent lorsque je marche. Des douleurs que je banalise. »,

Jeanne, 30 ans, fleuriste

L’astuce, ça consiste à rester dans le jus pour que ton corps se maintienne. Sinon la digue cède, et tout craque. C’est quelque chose qu’on intègre assez vite, au moment de devenir fleuriste. Il faut apprendre à se lever tôt, se coucher tard. Rapidement, on fait la rencontre des premiers « inconforts ». Il y a les douleurs musculaires et osseuses, liées à la répétition des mouvements. Les mains charcutées par les roses qu’on manipule à mains nues, le dos endolori par les sapins qu’on transporte. Puis viennent les déformations. À force d’utiliser le sécateur, une bosse s’est développée entre le pouce et l’arête de la main, tandis que mes pieds se sont transformés en « patte de poule » qui gonflent à cause de l’humidité, et me lancent lorsque je marche. Mais ces douleurs sont banalisées à mes yeux. Un peu comme s’il s’agissait d’un tatouage auquel on s’habitue. Oui ça fait mal, et non on s’en plaint pas. Surtout auprès de l’entourage pro, qui provoque un « effet d’entraînement ». Entre collègues, on tourne nos douleurs à la dérision - c’est même une sorte de running gag. Quand un apprenti rejoins notre équipe mon patron, qui est un homme de 82 ans ayant passé sa vie à bosser 7j/7j, de 6h à 21h, a l’habitude de vanner : « Files-lui 50 roses, qu’elle apprenne à s’abîmer les mains ». En matière de « baptême du feu » par la douleur, tout est dit. Quant à prendre un congé maladie… C’est une sorte de tabou, dans le milieu. On se demande si ça ne nous ferait pas passer pour des flemmards qui se payent des vacances. Et puis il y a un côté « embarqué dans la même galère, et sur un front commun », chez nous. On s’en voudrait de « laisser les copains » avec un surplus de tâches, en cas d’absence.

Un jour, je me suis déboité puis « réemboité » le genoux lors d’une journée de boulot. Parfois, une douleur lancinante revient si vivement qu’elle m’empêche de me déplacer normalement. Mais ce n’est pas pour autant que j’ai consulté un ostéopathe - pas le temps ! Et en admettant que cette même douleur survienne lors d’une journée de travail, au lieu de prendre ma journée, je dirais simplement que je ne pourrai pas être « au max » de mes capacités. Ça peut sonner masochiste, mais je ne pose aucune auto-limite, en matière d’investissement. C’est plutôt open bar. Tout simplement parce que des compensations font que ça en « vaut la peine ». J’ai l’opportunité de travailler avec de superbes matériaux, d’être dans l’action constante… Alors pas question de souffler. À part si je suis alitée avec 40°C de fièvre supplément nausées, peut-être ?

« Dans le milieu hospitalier, il y a ce mythe tenace du médecin “super-héros” qui pousse parfois l’engagement des médecins vers l’épuisement »,

Thibault, 28 ans, médecin anesthésiste-réanimateur

Les cadences de l’hôpital déclenchent plusieurs réactions. En enchaînant 24 heures de garde durant lesquelles, sur une seule nuit, vous pouvez avoir jusqu’à sept patients admis, et parfois dans des états graves, il y a une décharge d’adrénaline qui s’accompagne d’un sentiment de vive satisfaction. Avant de céder la place, une fois la garde terminée, à une sensation plus douce, et planante. Une sorte d’ébriété - un peu comme si vous ressentiez l’effet d’une drogue, en fait. Puis la redescente cogne. La fatigue écrasante, les frissons au réveil, la nervosité. On devient à fleur de peau. Les larmes coulent toutes seules face à des films improbables, l’irritabilité grimpe en flèche. Le contrecoup du rythme de travail et de la pression, bien sûr. Il m’est arrivé de cumuler jusqu’à 105 heures de travail par semaine, d’encaisser les échecs - des décès, dans le service de réanimation -, de travailler seul en bloc d’anesthésiologie. Dans cette configuration, c’est une source de stress écrasante. Il faut rester focus de A à Z, veiller à la précision de chaque mouvement. Personne ne sera là pour vous repêcher, en cas d’inattention. À l’hôpital, ces conditions de travail éprouvantes sont évoquées sans tabou - mais seulement dans ma génération. Passé 45 ans, le rapport à l’effort est radicalement différent. Il n’est pas rare que les chefs de service nous rappellent que à « leur époque » ils enchaînaient les 72 heures de garde sans broncher. Que nous sommes à « bonne enseigne » et que, de toute façon, les médecins ont l’obligation éthique de veiller à la « continuité du soin des patients » - ce qui est vrai bien sûr. Et pousse à un dilemme moral. Bien sûr qu’il faut boucher les trous, dans une configuration où l’hôpital souffre cruellement de sous-effectif. Mais est-ce-que ça nous ôte le droit d’évoquer des doléances, et d’aspirer à d’autres modes de fonctionnement ? Après tout, le modèle anglo-saxon et canadien marche par roulement de 12h, plutôt que par garde de 24h - voire plus… Ce qui conduit à une meilleure efficience des médecins. Tout simplement parce que, de la même manière qu’on conduit moins bien une voiture lorsqu’on est en dette de sommeil, on n’opère pas avec autant de vigilance les patients après 35 heures de garde qu’après une nuit récupératrice.

J’adore ce métier, mais les conditions dans lesquelles je l’exerce me questionnent. Dans cette configuration, on donne énormément de soi - parfois jusqu’à s’oublier - sans être certain qu’on nous le rendra. Ai-je fait le bon choix ? L’horizon de la fin de mon internat me questionne, et laisse la porte ouverte à d’autres voies professionnelles. Au moment de décider quelle orientation donner à ma vie, l’effet « rouleau compresseur » du secteur hospitalier entrera en ligne de compte.

(1) Les prénoms ont été modifié pour préserver l’anonymat.

Article rédigé par Antonin Gratien et édité par Manuel Avenel, photo par Thomas Decamps.